Portraits de mes ancêtres

« Portrait de mon ancêtre Marin », 2017, crayon graphite sur papier, 65 x 50 cm, collection privée.
portrait de mon ancêtre Lazarus
« Portrait de mon ancêtre Lazarus », crayon sur papier, 50 x 65 cm, courtesy H Gallery Paris.
"Mon ancêtre Silvana", crayon sur papier 50 x 65 cm
« Mon ancêtre Silvana », crayon sur papier 50 x 65 cm, 2018, courtesy H Gallery Paris.
"Mon ancêtre Sylvestre", crayon sur papier, 50 x 65 cm
« Mon ancêtre Sylvestre », crayon sur papier, 50 x 65 cm, 2018, courtesy H Gallery Paris.
"Mon ancêtre Sylvestre"(détail), crayon sur papier, 50 x 65 cm
« Mon ancêtre Sylvestre »(détail), crayon sur papier, 50 x 65 cm
« Mon ancêtre Salix Babylonica », crayon graphite sur papier, 70×50 cm, 2018, collection privée.

Dans les sociétés dites traditionnelles, les ancêtres sont présents dans le quotidien des vivants. Ces cultures, souvent orales, nécessitent une transmission du savoir liée à l’environnement dans lequel ils vivent pour réussir à composer et ne pas se laisser « décomposer » par les dangers cachés dans des milieux a priori hostiles. Les humains et les vivants non-humains sont en interaction permanente.

Dans nos sociétés aseptisées où les vivants non-humains ont été manipulés au point d’atteindre la docilité ou l’éradication, nous vivons à distance des plantes et des animaux sans ne jamais les rencontrer dans leur authenticité. Cette coupure qui fut salutaire pour le développement de nos sociétés, devient problématique à force d’éloignement et d’impossibilité à nous imbriquer dans la complexité de notre écosystème.

En tant qu’humain vivant dans un monde occidentalisé, je n’ai pas reçu en héritage la possibilité de dialoguer avec les vivants non-humains, je suis incapable de composer avec eux. Cherchant à réparer cette coupure, je me suis mise à imaginer mes propres ancêtres qui auraient eu un caractère tellurique ou une interaction avec les vivants non-humains. Je les mets en scène tels des esprits qui reviennent hanter notre présent, stoïques, effarés ou consternés, en constatant notre trop grand écart avec le reste du vivant.

Leur apparence, proche de la photographie, simule leur existence présumée, bien qu’en regardant de très près, le dessin s’écarte légèrement du grain photo pour suggérer des paysages. Le crayon graphite permet d’affirmer les aspérités qui couvrent leur corps, comme s’ils étaient des êtres vivants en symbiose avec des micro-organismes. La surface de leur peau est un prolongement du paysage dans lequel ils évoluent. Leurs attitudes rappellent parfois celles des portraits de l’histoire de l’art qui m’ont marqué. Le testament de l’art serait-il ce qu’il me reste d’ancestralité active ?

Maryline Terrier

Impassible, inquiet, puis atterré, le regard sur le monde de ces ancêtres nous invite, si on suit le chemin tracé par l’artiste à travers ses œuvres, à une lucidité croissante. Ce regard de plus en plus torturé semble défaire un à un les voiles qui nous séparent du vrai, effeuiller les couches successives d’opacité et de mensonge qui s’interposent entre l’être humain et le monde. Car ces ancêtres sont aussi, bien sûr, les nôtres, ceux de l’humanité tout entière.

C’est, d’abord, un Marin figé, hiératique, dans sa pose de Dieu égyptien, noble mais inquiet, dont les yeux presque absents nous fuient et se tournent, perplexes, vers un paysage dévasté. Ses mains dénaturées par les gants, dont la disproportion atteste d’une tentation de toute-puissance, restent immobiles, comme empêchées dans leur désir d’emprise sur le monde. Marin qui, dans son recueillement statique et stoïque, regarde la nature oeuvrer sans mot dire et s’interdit d’agir, retenant ses mains serrées contre lui, emprisonnées, semble nous donner une leçon d’humilité. Arrêter ces mains, stopper leur élan insatiable et fébrile vers le monde, les maintenir en paix près de soi, près du coeur, et les mettre au diapason de son humble battement secret, assagir leur désir fou de toucher, de saisir, d’enfermer, de détruire. Le haut du corps, déjà, s’est laissé contaminer par l’élément marin, et les mains énormes n’ont pas utilisé leur force pour débarrasser les cheveux et le visage des algues et de la boue. En bas, les gants, comme la combinaison, font écran entre l’homme et la nature, pellicule protectrice artificielle qui va peu à peu disparaître lorsque s’égrènera la lignée des ancêtres. Plus de gants sur les mains de Silvana et Lazarus, et plus de mains dans le portrait de Sylvain: le parcours suivi par les ancêtres ne reproduit-il pas le parcours de l’humanité dont l’orgueil assoiffé de pouvoir se voit rattrapé par l’impitoyable puissance de la nature? La main perd sa possibilité offensive, elle n’est plus que moyen désespéré de survie, agrippée à la nature, pour Silvana et Lazarus, et elle n’est plus du tout chez Sylvain, visage sans corps, désemparé et impuissant.

Ancêtres, il sont surtout prophètes. Empreintes fictives du passé, ces aïeuls sont signes vrais de l’avenir. La ligne du temps semble ainsi se dérouler dans les deux sens au creux de cet univers singulier, comme si le ruban du destin, fil ténu de l’humanité que les ciseaux de la Parque attendent de couper, était réversible. Le regard que les êtres dessinés nous renvoient sur nous-mêmes se fait ainsi oracle, avertissement délivré dans le langage sibyllin de l’artiste. Nous plaçant dans un jeu subtil de miroirs où hier et demain se regardent et nous regardent, ces portraits deviennent en effet à la fois ceux de nos arrière grands-parents et de nos descendants, dans une création qui transfigure le temps et semble en bouleverser la perception humaine pour rejoindre celle bien plus vaste du monde vivant.

Reprenons le fil du parcours. Dans un même élan, en même temps que le corps s’horizontalise avec Silvana et Lazarus et quitte la position debout qui, dans la tradition du portrait royal, saisit l’homme dans sa supériorité hautaine, il se met en mouvement. Silvana se hisse péniblement de ses mains sur son platane, ou s’y accroche, et Lazarus prend appui sur celles-ci pour s’extirper de la terre et se projeter en avant. Le visage n’a plus l’insensibilité de Marin mais porte les marques d’une douleur profonde: le mouvement ne va pas sans souffrance, mais n’est-ce pas parce que ce mouvement – en témoigne le contact appuyé de la main avec l’arbre et la terre – nous est donné comme un effort pour faire corps avec la nature et une invitation à rendre caduque toute limite entre vivants, entre humains et non-humains? Car cette frontière s’amenuise et se délite au gré du voyage auquel nous sommes invités parmi les ancêtres. Le dos de Silvana, sa robe et le tronc du platane se fondent dans un même jeu de motifs et de couleurs qui fait du dos humain la transition entre le vêtement, symbole de la déchéance humaine depuis le pêché originel, et le tronc d’arbre, nature à l’état brut, trace d’un Eden perdu où l’harmonie entre vivants était évidente. Le dos féminin devient ainsi métaphore du tiraillement éternel de l’être humain entre civilisation et état de nature.

Ces êtres souffrent, mais n’est-ce pas parce qu’ils ont gagné en clairvoyance depuis le Marin aux yeux vides, sorte de père tutélaire des ancêtres? Ils savent. Les mains, retenues un temps dans le silence, ont changé de gestes. Elles touchent, palpent, appuient, agrippent, caressent peut-être, mais n’emportent pas, ne fragmentent pas, ne saccagent pas comme auraient pu le faire celles, énormes et cachées derrière le plastique, du premier portrait. Elles sont toutes entières tournées vers l’union du corps avec le vivant, au service d’une rencontre presque amoureuse, d’un corps à corps où se mêlent extase et détresse, désir et angoisse, Eros et Thanatos.

Insensiblement, au fil des portraits, le regard des anciens se déplace et se tourne vers nous, en même temps que leur corps se délite et s’abrège pour n’être plus que visage chez Sylvain. Le corps humain, ainsi que son vêtement, semble peu à peu avalé par l’élément naturel, aspiré au point d’être gommé. Lazare représente à ce titre une transition entre les portraits précédents et celui de Sylvain. S’extirpant de terre, il menace à tout instant d’être incorporé au sol où il s’enlise, qui prend la forme de sables mouvants invisibles et inquiétants. Son corps est comme saisi en pleine dissolution, il n’est plus que bras et visage, et la courbure des membres inférieurs reproduit l’avancée spiralaire du serpent. Par ailleurs, le visage se lève enfin face à nous, mais le regard reste fuyant, paupières baissées.

Sylvain, lui, n’est plus qu’un visage dont les bras ont été rompus, abolis, amputés, mais enfin ses yeux nous regardent et sa bouche semble prête à nous parler. Car ces ancêtres-oracles semblent bien détenteurs d’une parole prophétique que le visage de Sylvain s’apprête à proférer, yeux écarquillés de terreur et lèvres projetées en avant, prêtes à s’ouvrir. Ce visage sans corps est paradoxalement plus en mouvement que les corps des trois autres ancêtres. Les yeux parlent un langage sans mots et la bouche est saisie par le crayon de l’artiste à l’instant où, peut-être, s’il n’est pas trop tard, si l’élément végétal ne progresse pas au point de la figer dans le silence sylvestre, elle va tenter de parler. Quelle révélation ce visage s’apprête-t-il à faire? Devant quel spectacle est-il ainsi saisi d’effroi?

Tel le regard de Méduse, ces yeux pétrifiés nous pétrifient et nous figent à notre tour. Le regard sur le monde – passé ou à venir – qu’il nous renvoie devient par ricochet, dans un effet de miroir troublant, regard sur nous-mêmes. Le pouvoir terrifiant et hypnotique de ces yeux déborde du cadre du tableau et nous fait entrer dans son champ magnétique, nous happe au point de nous emprisonner. L’ancêtre devient alors notre double, et nous sentons pousser sur nous, en nous, ces branches et ces feuilles. Comme Narcisse capturé par son propre reflet, nous nous éprenons du visage dont le flottement loin du corps rappelle le jeu d’illusions de l’élément aquatique, et dont l’invasion végétale évoque les nénuphars du mythe. Mieux, le portrait nous invite à rejouer à notre tour la vanité funeste du jeune homme pour nous en dévoiler intérieurement toute la perversité tragique.

Comme stoppé dans son élan désespéré de verbalisation d’un réalité ineffable, ce visage nous laisse face au silence de notre propre erreur, glacés dans une immobilité contagieuse et à jamais sans voix. Sans écho. La nymphe-nature a quitté Narcisse et s’est enfuie dans les bois, loin de l’humain qui ne sait regarder que lui-même. Spectateur, nous reconnaissons en nous ce Narcisse dont l’orgueil n’emporte pas que lui-même dans les flots mortifères, mais le monde tout entier. L’arbre, qui apparaît à la fois entaché du pêché originel et porteur d’une Apocalypse supposée dans le regard de l’ancêtre, semble ainsi nous révéler le caractère cyclique de l’histoire de l’humanité, et l’abolition programmée de l’humain condamné à la poussière dont il est sorti. Par le pouvoir oraculaire de l’oeuvre, le Verbe créateur de Dieu s’inverse en un silence dé-créateur du monde. L’homme n’est plus qu’un être de langage qui s’est cru Dieu et se retrouve sans mots pour dire sa chute.

« Portrait de mes ancêtres », Texte de Juliette Willerval, professeure agrégée de Lettres Modernes.

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